L’expertise commune au Québec : est-ce « la règle » ?
Avec l’entrée en vigueur en 2016 des nouvelles dispositions du Code de procédure civile qui encadrent la preuve par expertise, il est devenu coutume d’entendre que l’expertise commune est maintenant « la règle », au détriment de l’ancien régime qui permettait à chaque partie de mandater son propre expert.
Plusieurs avocats ont été confrontés à cette nouvelle tendance jurisprudentielle par laquelle de plus en plus de juges concluent, de façon quasi systématique, expéditive et succincte, que l’expertise commune doit être ordonnée.
En février 2019, la Cour d’appel tranche dans l’affaire Webasto c. Transport TFI 6, 2019 QCCA 342.
Sous la plume des juges François Pelletier, Robert Mainville et Simon Ruel, la Cour d’appel est claire. Le principe central de la procédure civile reste celui de la contradiction, et prétendre que l’expertise commune est la règle dans notre régime de procédure civile relève d’une impropriété de langage et pourrait même être perçu comme une erreur de droit.
Au paragraphe 13 de sa décision, la Cour d’appel mentionne que dans toute affaire contentieuse, les tribunaux doivent, même d’office, respecter le principe fondamental de contradiction et veiller à le faire appliquer. « Ils ne peuvent fonder leur décision sur des moyens que les parties n’ont pas été en mesure de débattre », précise la Cour.
Au paragraphe 15 de sa décision, la Cour d’appel vient imposer aux tribunaux de première instance de faire une analyse attentive et motivée de chaque cas en examinant la source et les composantes du litige qui oppose les parties, et ce, afin de déterminer l’étendue de la preuve requise pour parvenir à la solution du dossier.
Dans cette affaire Webasto c. Transport TFI 6, la Cour d’appel conclut que le juge de première instance n’a pas analysé le bien-fondé des motifs invoqués par les parties sur la question du type d’expertise appropriée. Plus particulièrement, le jugement de première instance ne fait pas mention des arguments invoqués par la partie qui s’oppose à la réalisation d’une expertise commune.
Également, la Cour d’appel conclut que le juge de première instance ne pouvait pas imposer la tenue d’une expertise commune de façon aussi expéditive, sans analyser les balises qui encadrent le pouvoir d’imposer ce type d’expertise, lesquelles sont prévues notamment à l’article 158 (2) du Code de procédure civile, qui se lit comme suit :
158. À tout moment de l’instance, le tribunal
peut, à titre de mesures de gestion, prendre, d’office ou sur demande, l’une ou
l’autre des décisions suivantes:
[…]
2° […] si les parties n’ont pu convenir d’une expertise commune, apprécier le bien-fondé de leurs motifs et imposer, le cas échéant, l’expertise commune, si le respect du principe de proportionnalité l’impose et que cette mesure, tenant compte des démarches déjà faites, permet de résoudre efficacement le litige sans pour autant mettre en péril le droit des parties à faire valoir leurs prétentions;
Dans cette affaire, la Cour d’appel retient que le juge de première instance se devait d’analyser avec attention les questions suivantes :
- En quoi le respect du principe de proportionnalité impose l’expertise commune.
- L’incidence du fait que l’une des parties aie déjà retenue les services d’un expert.
- Les effets de l’imposition d’une expertise commune sur le droit des parties à faire valoir leurs prétentions.
Sur ce dernier point, la Cour d’appel affirme ce qui suit. Plus la question soumise à une expertise est déterminante sur l’issue du litige, et plus elle est complexe et susceptible d’opinions contradictoires ou de courants de pensées opposés, moins l’ordonnance d’expertise commune favorisera l’application du principe fondamental du débat contradictoire.
Dans cette affaire, la Cour d’appel rejette donc le jugement de première instance qui ordonne le mandat d’expertise commune et elle permet à chacune des parties de mandater son propre expert.
En conclusion, il est donc inexact aujourd’hui d’affirmer que l’expertise commune est « la règle », puisque le principe fondamental de contradiction doit en tout temps être appliqué.